«Pas de sang, pas de corps, pas de cris, pas d'explosions, juste le silence et le souvenir qui hante encore cette partie du Nord de la France en Picardie, où mon grand-père a été tué dans les derniers jours de la Première Guerre Mondiale. Cent ans après, je marche dans les traces de son bataillon et mes photographies sont des tentatives de représentation du spectre de la guerre.»

On a beaucoup écrit sur l'absence et la présence, le souvenir collectif et les monuments aux morts, sur la mémoire paysagère. Les artistes utilisent souvent ces mots, mémoire, absence, présence pour expliquer leur travail, même si cela implique l’utilisation d’une terminologie dont je me méfie parfois. C’est avec appréhension que je me suis aventuré dans ce projet : essayer de faire la lumière sur les circonstances de la mort de mon grand-père qui a eu lieu au cours des deux dernières semaines de la Grande Guerre. Ma motivation est de renouer avec le passé, historique et familial, tenter de recréer le lien qui a été interrompu si longtemps entre mon grand-père et ma famille.

Mon père est né quelques mois avant que son père ne meurt. Une grande partie de l’âme de mon grand-père a été transférée à mon père comme deux navires qui se croisent dans la nuit. Les deux William Wasney Heseltine avaient le même caractère, les mêmes traits d’humour. Plus encore, ils avaient physiquement l'air semblable, en particulier dans leurs uniformes de guerre respectifs. Ce que je sais provient de ma grand-mère, qui respectait strictement les valeurs victoriennes de mon grand-père né en 1886. Mon père a travaillé dur pour faire honneur à sa mère, il a excellé dans ses études et son travail était particulièrement remarqué pendant la Seconde Guerre Mondiale où il a servi dans l’équipe de neutralisation des bombes : ironie du sort, mon père devait désamorcer les munitions allemandes tandis que deux siècles plus tôt, la mission de mon grand-père était d’envoyer des obus vers les Allemands ! Mon père n'a jamais parlé de son père. Il possédait ses médailles de guerre mais connaissait peu les circonstances de sa mort et n'a jamais visité sa tombe aux abords de Rouen. Moi, un autre Wasney Heseltine, je suis plus sentimental et j’éprouve un réel intérêt pour l’histoire. J’ai également plus de temps que n’en avait mon père pour des recherches personnelles. C'est une des raisons pour laquelle j'ai choisi d’habiter en France et l’année  de mon installation en Charente-Maritime coïncide avec la découverte de la tombe de mon grand-père.

Mes recherches internet m'ont permis de localiser le cimetière de St Sever près de Rouen et de retrouver la tombe du Lieutenant William Wasney Heseltine, décédé à 32 ans. Le 9 Octobre 1918, la 284e Batterie de Siège qui était sous les ordres de la 83e Brigade est venue à l'appui des opérations de la 6e Division et de la 46e Division pour la libération de Fresnoy-le-Grand et de Bohain. Au moment où les hommes du bataillon ont été touché, ils étaient en reconnaissance pour installer leurs obusiers de six pouces avant d’entrer en action au sud de Montbrehain, un petit village sur la ligne de défense d'Hindenburg et de Beaurevoir. Mon grand-père été gazé sur la route de Montbrehain et il est mort onze jours plus tard. Ma grand-mère a raconté à la famille qu’elle avait ressenti l’instant même où son mari est décédé et qu’elle avait involontairement crié son nom.

J'ai commencé mon voyage au nord de Saint-Quentin en traçant un itinéraire de tous ces lieux afin d’essayer d'imaginer à quoi ressemblait cette zone à l’époque des grandes batailles. Il était impossible de retracer précisément le parcours de la 284e Batterie, de sorte que j’ai suivi sa progression par l’ombre des morts qu’elle a laissé derrière elle. J’ai visité les uns après les autres les petits cimetières isolés, scruté une collection de pierres tombales sur les collines venteuses de Picardie. Je me doutais qu’il n’y aurait probablement rien à voir de significatif. Ce n’est pas un lieu qui a conservé les traces des batailles comme un mémorial vivant. Des décennies de cultures agricoles ont tout effacé. Seuls les cimetières militaires honorent soigneusement la mémoire. J’espérais pouvoir entendre le murmure du paysage qui saurait me parler des horreurs, me guider vers l'endroit funeste. Les mots du poète Wilfred Owen, également originaire d’Oswestry dans le Shropshire, mort à proximité et à peu près à la même période, résonnaient en moi tandis que je marchais péniblement à travers les collines près de Joncourt : "les chorales stridentes et démentes et des obus gémissants". Aujourd’hui, les champs sont étrangement silencieux. Le paysage de l'Aisne est essentiellement le même qu’à l’époque de la Première Guerre Mondiale, mais sans les arbres et les corps déchirés, et le sang, masses indéfinissables dans la terre détrempée, sinistres trophées de crânes empilés et d’ossements jonchant le sol. Les marques laissées par les tracteurs ont remplacé celles des chars dans la brume fantomatique de Novembre. On aperçoit sans fin des pieux de betteraves empilées ; et partout la même terrible boue, la même argile collante qui enduit les betteraves et les traces.

J'avais espéré trouver un coin précis du « champ étranger » où est mort mon grand-père et le graver dans ma mémoire. Mais c’était trop obscur, je ne pouvais être certain de rien. L’impression générale est celle d’un paysage réparé, où rien de l’époque tragique ne se voit avec les yeux. Il y a cependant beaucoup à ressentir avec le cœur et à imaginer de la violation dont le paysage a été victime il y a un siècle. Une caméra tombe brusquement, comme un outil permettant de scanner un morceau de roche ou de métal pour éclairer le passé et trouver des indices. Mon appareil photographique a tenté de témoigner de ces déchirures. Les objets aussi peuvent contenir autant de mémoire que les paysages. Dans mon atelier, j’ai fabriqué des photographies qui interprètent l’horreur, le silence, le bruit, la perte et les générations continuant leur vie.

J’ai puissamment ressenti le devoir de faire ressusciter la mémoire de mon grand-père, oublié par ma famille, et de transmettre son histoire comme un héritage à mes enfants. C’est pour moi une forme d’expiation, mais aussi sans doute une tentative de compréhension, mettre des explications rationnelles pour donner du sens à l’atrocité de la guerre, toutes ces tombes alignées les unes à côté des autres, toutes identiques, des jeunes soldats morts, mais pour quelle raison? Mon grand-père est mort en France et moi je vis maintenant en France. J’ai la sensation que mon grand-père peut continuer à vivre maintenant, et moi je me sens très proche de ses mots gravés sur sa tombe : “ Vivre dans le cœur de ceux que nous laissons derrière nous, ce n’est pas mourir’.